TABLEAU VI
Combats et déserts
LE RÉCITANT. Ne t’inquiète pas petit tu vas lui courir après ! Alors… alors, car n’oubliez pas mesdames et messieurs qui souriez sous vos lainages faits de cinquante pour cent de produits synthétiques, n’oubliez pas que cette histoire est vraie et que, oui douce jeune fille aux mamelons naissants tu vacilles et tu as raison de te presser contre les cuisses de ton père qui sent le bonbon anglais, car avant la fin de cette histoire, de cette histoire vraie, vous tous qui êtes ici et qui la regardez c’est vous que vous regarderez, c’est vous que vous écouterez car cette histoire, cette histoire vraie, c’est la vôtre ! (Il éclate de rire. Reprenant avec ampleur et furieuse énergie.) Alors ! Alors ! Ils quittèrent Constantinople, des flammes d’envie dans l’âme, l’estomac troué d’épices, le foie bien rempli. Mais ils avaient toujours la croix en main, sur l’étendard, peinte sur les seins, gravée dans l’armure. La croix. La croix ! Descendant vers les aloès brûlants, leurs épées encore barbouillées de fruits ils prirent deux villes, Antioche et Nicée. Avec le sang des sultanes ils inscrivirent sur le mur des mosquées “propriété privée” puis ils chantèrent des couplets obscènes en regardant pousser les mandragores sous les gibets ployant devant la lune. Au sud ! Plus bas, encore plus bas ! Là où le soleil agonise ! Plus bas encore plus bas ! Vers le tombeau du bourgeois du Jourdain. (Tous les participants, acteurs, chanteurs, musiciens se mettent soit en carré, soit en file, soit encore se répartissent sur le plateau et, sur place commencent à marteler la scène avec leurs pieds, en cadence, de plus en plus fort et de plus en plus vite. Le récitant mène le rythme.) Plus bas encore plus bas ! À travers les eaux chaudes et les scorpions géants !
TOUS (chœur). Plus bas encore plus bas !
LE RÉCITANT. Ils tirent leur foi bourguignonne, flamande, picarde sur les montagnes de braises jaunes sans ruisseaux…
TOUS (chœur). Plus bas encore plus bas !
LE RÉCITANT. Couverts de poussière rouge, ils courent…
TOUS (chœur). Plus bas encore plus bas !
LE RÉCITANT. Les poignets en avant pour attraper là-bas…
TOUS (chœur de plus en plus accéléré). Plus bas encore plus bas !
LE RÉCITANT. L’immaculée fraîcheur du trou où c’est que dort…
TOUS (chœur). L’immaculée fraîcheur.
LE RÉCITANT. Du trou où c’est que dort le pardon glacé de leur vie, de leur petite connerie.
TOUS (chœur). Plus bas encore plus bas !
LE RÉCITANT. La douche d’ombre pure que depuis qu’ils sont nés, tous cherchent pour noyer leur conscience dans l’oubli de la nuit.
TOUS (chœur). Jérusalem.
LE RÉCITANT. Jérusalem !
TOUS (chœur). Plus bas encore plus bas !
Rupture de rythme.
LE RÉCITANT. Mais !
TOUS (chœur). Mais.
LE RÉCITANT. Mais au sortir d’un chemin de cailloux.
TOUS (chœur). Soixante mille des moins armés. Soixante mille des moins armés.
LE RÉCITANT. Entendez-les crier !
TOUS (chœur). Sont tués.
LE RÉCITANT. Entendez-les crier. La langue cuite dans le sable.
TOUS (chœur). Sont tués comme gorets.
LE RÉCITANT. Écoutez.
TOUS. Sont tués par Mahomet.
LE RÉCITANT (plus silencieux). Écoutez leur cœur tout en sang.
TOUS (plus silencieux). Sont tués par Mahomet. Tués comme des enfants.
LE RÉCITANT (murmuré). Écoutez…
TOUS (murmuré). Plus bas encore plus bas !
LE RÉCITANT. Ces flocons de plumes d’oie qui roulent dans la stratosphère…
TOUS. Plus bas encore plus bas !
LE RÉCITANT. Ils retirent leurs ticket de martyres. (La lumière a baissé parallèlement au son. Tout est noir et silencieux. Hormis le récitant qui parle suivi par un projecteur. Reprenant l’énergie de son phrasé.) Les rois caparaçonnés se sont carapatés, luisants dans la déroute. Étincelles échappées de la fournaise sur des juments. Ceux qui vivent encore, ceux qui ne sont ni lanciers, ni rois, ni marquis, flottent sur les roches en feu des déserts perdus. Il fait jour sans cesse. Immobile soleil. (Une note tenue et tendue se perçoit. On apporte sur scène deux ou trois très grosses gamelles, éclairages aveuglants à basse tension, qui sont suspendues à un mètre du sol. François, Josepha, Roland Bonnehache, Cabriole et quelques autres se trouvent sous cet éclairage jaunasse et beigeâtre. Ils sont assis ou allongés mais ne peuvent se tenir debout, écrasés par la chaleur du désert.) Perdus. Fièvre de l’âme. L’horizon chaud n’a pas d’antilopes. Immobile soleil. La raison se met à danser sur la braise, l’esprit se multiplie et se craquelle torride. Désert ! Désert ! Autour ! En soi !
Le récitant se retire. La séquence qui suit est courte en durée mais doit visuellement ainsi que musicalement donner la sensation de la chaleur, du désespoir, du mirage, presque de la folie. Traitement de cette scène avec une lenteur très précise. Des miroirs, les uns petits, les autres de la taille d’un homme, sous des toiles ou portés, se découvrent peu à peu. Les uns reflétant les images des acteurs, les autres apportant un faux reflet ou même des personnages inconnus, tels des mirages. Personne ne bouge vraiment et pourtant tous remuent. Josepha dodeline sa tête. Roland Bonnehache efface comme si elle lui tenait trop chaud la croix peinte sur sa poitrine. Quelques-uns essayent de tordre un linge sur lequel un croisé a uriné, pour en extraire quelques gouttes désaltérantes. François seul tente de se lever. Il est le plus mal. Il est blanc, il pleure sans bruit. Chacun essaie de parler, mais comme étouffés par trop de chaleur les mots ne s’entendent pas ; ils fondent à peine sortis de la bouche. On voit les lèvres les dessiner mais seule la note tendue continue à briser le silence. Elle le remplace même. Temps. Chaleur. Par moments des croix au néon s’allument puis s’éteignent. Quelques personnages passent devant ces hommes qui meurent en fondant :
– Le pape Urbain II ;
– Pierre l’Ermite ;
– Un évêque.
Rêves ? Fantasmes ? Apparitions ?
Cabriole essaie de s’approcher de Josepha pour l’embrasser. Espérant plus trouver la fraîcheur dans sa bouche que le plaisir.
FRANÇOIS (se lève et dit). “Je suis l’alpha et l’oméga, le commencement et la fin. À celui qui a soif je donnerai de la source, de l’eau, de la vie. Celui qui vaincra, héritera ces choses ; je serai son Dieu et il sera mon fils.” (Il tombe à genoux : sourit puis dit :) Mais moi… moi… / Je cultive le seigle et le blé et la rave / Sur la terre où il pleut profond / Profond jusqu’à mon père / Je plante mes graines et mes pieds dans son crâne / Et c’est moi, tout verdi par sa sève qu’on a coupé / À la moisson.
Il meurt. On le recouvre d’une toile formant la dune du désert. Les miroirs bougent, la peur fait place à la panique et la panique à la déraison. Les images se démultiplient à l’infini. Alors arrive d’un pas régulier un chevalier vêtu d’une armure noire et le visage masqué. Il tient une lance dans la main droite, une épée dans la gauche. Quand ils le voient hommes et femmes reculent et se tassent en groupe. (Nota – le chevalier porte peut-être une grande croix sur l’épaule : le Christ ?)
CABRIOLE. Pourquoi Jésus n’est-il pas mort en Italie ou à Chartres, il fait si frais là-bas.